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Abus de majorité : conditions, preuves et actions

A l’instar de ce qui se passe dans les sociétés politiques, les sociétés civiles ou commerciales peuvent mettre à jour des rapports de force, des logiques de pouvoir. La réflexion philosophique est alors bien connue : « Tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ». A l’analyse, cela vaut tant pour les sociétés politiques que pour les sociétés civiles ou commerciales, ci-après dénommées, par commodité, « sociétés ».

Dans le cadre d’une société, en échange d’une participation matérialisée par des apports, chaque associé ou actionnaire récupère une fraction du capital social de la société.

Celle-ci ouvre alors droit, pour les associés/actionnaires, à des prérogatives politiques. Concrètement, ils se voient accorder le droit de décider de la marche que devra suivre la société ou, plus juridiquement, du droit de participer aux assemblées générales et d’y voter les délibérations sociales.

Ce droit de vote est un attribut essentiel dont doit pouvoir jouir tout associé/actionnaire. 

En principe, chaque associé/actionnaire a donc voix dans la conduite d’une société. En revanche, tous n’ont pas le même poids décisionnel dans les assemblée puisqu'en principe (clé de répartition normale) chacun dispose d’un nombre de voix (et donc d’un pouvoir) proportionnel à la quotité de capital social qu’il possède.

Et c’est précisément derrière cette clé de répartition que se niche la notion d’abus de majorité. Effectivement, parce qu’elle accorde davantage de pouvoir aux majoritaires (puisque, par définition, ce sont eux qui ‘’possèdent’’ la majorité du capital de la société), elle leur offre la possibilité d’user, mais également d’abuser de ce pouvoir.

En clair, l’abus de majorité n’est jamais qu’un usage abusif qui est fait d’un droit de vote, dont son titulaire connaît la puissance décisionnelle. En cela, il est donc aisé d’en comprendre le concept.

Seulement, il ne faut pas oublier que juridiquement, la notion d’abus est toujours difficile à caractériser et, ce qui peut factuellement être perçu et ressenti comme un abus ne sera pas toujours défini comme tel par le droit. L’abus est d’ailleurs d’autant plus délicat à caractériser lorsqu’il s’inscrit dans le cadre d’une prérogative ou d’un droit dont son titulaire jouit de façon légitime. Comment signaler qu’un majoritaire qui entend imposer une décision fait preuve d’un véritable abus alors que précisément, en sa qualité de majoritaire, il est théoriquement en droit de le faire ?

Vous pensez être victime d’un abus de majorité ? De quel recours disposez-vous ? Quels sont les délais à respecter ?L’objectif de cet article est de répondre à toutes ces interrogations.

Retour sur cette notion cruciale de droit des sociétés, au cœur d’une logique de pouvoirs qui ne saurait toutefois dériver.

Abus de majorité : quelles conditions ?

Un décision contraire à l'intérêt social

En 1961, la Cour de cassation jette les premiers contours de l’abus de majorité dans l’arrêt Schuman Picard : il y a abus de majorité lorsque, notamment, la décision adoptée par le(s) associé(s)/actionnaire(s) majoritaire(s) est contraire à l'intérêt social. La démonstration préalable est donc celle d’une délibération en contrariété avec l’intérêt social.

En clair, la décision prise doit aller à l’encontre de l’intérêt de la société concernée, qui est donc la boussole dans les questionnements relatifs aux abus de majorité.

Cependant, le concept d’intérêt social, qui ne jouit d’aucune définition légale, est intrinsèquement nébuleux, ce qui en fait un objet juridique difficile à saisir. Il y a deux explications à cela.

D’une part, l’intérêt social apparaît comme une notion profondément contingente. L’intérêt de telle société est nécessairement différent de l’intérêt de telle autre société, même s’ils peuvent se rejoindre sur certains aspects.

Le législateur de la loi PACTE se justifiait d’ailleurs ainsi de l’absence de définition de l’intérêt social, alors même qu’il en consacrait la notion dans le Code civil (art. 1833) « Cette absence s’explique essentiellement par le fait que la pertinence de son application pratique repose sur sa grande souplesse, ce qui la rend rétive à tout enfermement dans des critères préétablis. Les éléments nécessaires pour déterminer si une décision est ou non contraire à l’intérêt social dépendent en effet trop étroitement des caractéristiques, protéiformes et changeants, de l’activité et de l’environnement de chaque société ».

D’autre part, la communauté des juristes elle-même est divisée sur la question, nourrissant ainsi de longues discussions doctrinales. Pour certains, l'intérêt social se confond avec les intérêts des seuls associés de sorte que la société ne doit servir que leur quête de fortune personnelle. Pour d’autres, l’intérêt social est la convergence des intérêts de tous ceux qui ont intérêt à ce que la société se porte bien (associés mais aussi créanciers sociaux, salariés, clients, État). Pour d’autres encore, la société, en qualité de personne morale à part entière nourrit un intérêt propre et autonome dont l’essence est de réaliser l’activité pour laquelle elle est créée et de prospérer. 

A l’analyse, c’est plutôt vers cette conception que se tourne la jurisprudence actuelle. On retiendra donc, de façon générale, qu’une délibération est conforme à l’intérêt social dès lors qu’elle est bénéfique pour la société en tant que telle et que donc, elle lui est utile, profitable, opportune. 

Selon le nouvel article 1833 du Code civil précité, la société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité.

Même si, là encore, le législateur n’a pas jugé opportun d’apporter de définition, on peut se demander si l’intérêt social n’a pas ainsi été enrichi d’une nouvelle composante.  Si tel était le cas, c’est le champ d’application de l’abus de majorité qui pourrait s’étendre. Mais, le droit positif n’en n’est pas encore là. Ce sont manifestement les juges qui nous le diront

Une décision prise pour la défense d'intérêts égoïstes

Pour constituer un abus de majorité, non seulement l’utilisation du droit de vote, par l’associé majoritaire, doit être contraire à l’intérêt de la société, mais elle doit en outre avoir vocation à servir la défense d’intérêts égoïstes. Cet égoïsme peut très bien se dédoubler d’une intention de nuire aux minoritaires mais juridiquement, cela n’est pas une exigence. 

La formule généralement mobilisée par la jurisprudence est la suivante : "la décision est constitutive d’un abus si elle a été prise dans l'unique dessein de favoriser les membres de la majorité au détriment des autres associés ou actionnaires".

La difficulté réside alors dans le caractère même du critère qui relève davantage d’une appréciation des intentions, de la psychologie. Et, la preuve d’une telle intention est d’autant plus délicate si les majoritaires décident de se retrancher derrière une politique d'entreprise en arguant de ce que la décision contestée n’avait pas de visée égoïste mais que simplement, à tel moment, elle était la meilleure possible pour la société. Dans ce cas, la légitimité d’un juge à porter un avis sur de tels arbitrage, et donc de s’immiscer dans la gestion d’une société, pose question.

C’est d’ailleurs pourquoi il apprécie en général les abus de majorité avec rigueur et ne les reconnaît que dans des situations plutôt manifestes et évidentes.

Toutefois, pour lever les doutes potentiels, la désignation d’un expert peut être sollicitée.

À titre d’illustration, ont été reconnus comme des exemples d’abus de majorité : la mise en réserve systématique, pendant 20 ans, de la totalité des bénéfices couplée par le refus de distribuer tout dividende alors même que ces sommes n'ont pas été utilisées pour des besoins de trésorerie ou des investissements, l’autorisation d’un cautionnement hypothécaire pour garantir un prêt consenti à l'associé majoritaire ou encore la forte hausse de la rémunération des co-gérants d’une SARL qui ne s’accompagne pas d’une politique d’investissement corrélative mais d’une réduction du résultat comptable à un niveau quasi nul et d’une suppression de la politique habituelle d’importants dividendes (Cass, com. 15 janvier 2020, n°18-11.580.

En tout état de cause, l’abus de majorité est donc caractérisé par deux critères cumulatifs : une atteinte portée à l’intérêt social de la société et une rupture d’égalité entre les associés traduit par la recherche de la satisfaction d’un intérêt purement personnel. Cependant, ces critères étant génériques, une appréciation in concreto s’impose aux juges, donnant lieu à une casuistique inévitable.

En clair, ils doivent analyser la délibération sociale litigieuse à l’aune des intérêts de la société, des intérêts des minoritaires et de ceux des majoritaires. Une analyse globale du contexte qui entoure le vote est alors requise, d’où la difficile démonstration de l’existence d’un abus de majorité.

Abus de majorité : quelles actions ?

Sous réserve que les conditions de qualification précitées soient démontrées, le minoritaire qui se plaint d’un abus de majorité se voit offrir la possibilité d’agir sur deux fondements.

Récemment, la Cour de cassation a pu rappeler certains principes, notamment en matière de prescription, qui encadrent ces actions (Cass, com. 30 mai 2018, n°16-21.022).

D’une part, le minoritaire victime d’un abus de majorité peut agir pour obtenir la nullité de la délibération litigieuse. Un délai de prescription de 3 ans doit toutefois être observé. Il commence à courir à compter du jour où la délibération a été prise ou, si elle a été dissimulée, à compter du jour où elle a été révélée.

La loi PACTE a pu jeter un flou sur l’avenir de cette sanction. C’est l’étrange combinaison des articles 1833 et 1844-10 du Code civil qui surprend en effet. Alors que le premier texte prévoit que la société doit être gérée dans son intérêt social, le second dispose que si une délibération sociale méconnaît cette obligation, entre temps érigée comme une obligation impérative, elle n’encourt pas pour autant la nullité.

Faut-il alors pour autant en déduire que l'abus de majorité ne serait plus sanctionné par la nullité de la décision prise ? Il y a lieu de penser que non car, si l’on revient au début de cet article, on comprendra que la nullité n’a pas vocation seulement vocation à sanctionner la contrariété d’une délibération à l'intérêt social mais qu’elle sanctionne une attitude abusive dont la contrariété à l'intérêt social n'est que l'un des critères.

D’autre part, le minoritaire victime peut agir en réparation d’un préjudice sur le fondement de la responsabilité délictuelle de droit commun auquel cas le délai de prescription sera également le délai de droit commun, à savoir 5 ans à compter du jour où la délibération a été prise ou, si elle a été dissimulée, à compter du jour où elle a été révélée (2224 cciv). Cette action, qui a pour but l’allocation de dommages et intérêts, nécessitera la démonstration d’une faute (l’abus de majorité), d’un préjudice et d’un lien de causalité.

Il faut bien garder à l’esprit que derrière la reconnaissance des abus de majorité, il y a des enjeux, d’où l’existence d’un régime juridique assez rigoureux. S’il n’est pas acceptable de laisser un associé majoritaire dicter ses choix aux associés minoritaires, il n’est pas non plus envisageable de permettre une reconnaissance trop facile des abus de majorité. Si tel était en effet le cas, tout associé minoritaire mécontent pourrait être tenté, au moindre désaccord, de remettre en cause une délibération et la faire annuler, au risque de bloquer le processus décisionnel de toute la société et, in fine, d’empêcher son expansion économique.

Si vous avez des interrogations en lien avec l'article ou si vous souhaitez que Me Louise BARGIBANT vous assiste et vous conseille dans un dossier : vous pouvez la contacter.

 

Article rédigé par Luca DI NATO, stagiaire LBA Avocat

Sous la direction de Me Louise BARGIBANT

 

 

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